Interview extrait de Another Something
L’année dernière, la boutique running parisienne « DISTANCE » a publié son premier livre, intitulé ITEN, avec le photographe et directeur artistique Thibaut Grevet, afin d’offrir une vision unique de lieux emblématiques liés à la course et à sa culture. Au début de cette année, ils ont publié leur deuxième livre, cette fois en collaboration avec la photographe Wendy Huynh : une belle couverture rigide et 170 pages d’images réalisées sur l’île de La Réunion lors de l’incroyable Grand Raid, dit « la Diagonale des Fous ». Nous avons demandé à Yoann Wenger, de Distance, de poser quelques questions à Wendy sur la genèse du livre.
Yoann Wenger — Je vais jouer au vrai journaliste et poser une question ennuyeuse : as-tu ressenti de la « pression » pour faire ce livre ? Le premier volume a-t-il influencé ton approche ?
Wendy Huynh — Bien sûr, j’ai ressenti un peu de pression, car j’adore le travail de Thibaut et ce que vous avez fait avec ITEN ! Mais j’ai essayé de ne pas trop regarder le premier livre avant le voyage, pour ne pas être influencée par ce qui avait déjà été fait. Ce que j’ai trouvé difficile, c’était la production du tournage, la recherche, et l’aventure d’un voyage dans l’inconnu. Certaines histoires du livre étaient ciblées, ce qui facilitait l’organisation, mais la plupart relevaient de la pure documentation : c’était un peu stressant de ne pas savoir si je pourrais capturer exactement ce que vous aviez en tête… Je suppose que c’est aussi la partie excitante du documentaire ! Comment vous est venue l’idée d’aller à La Réunion pour la Diagonale des Fous ?
YW — Je n’en suis pas certain, mais je me souviens que le nom de la course m’avait marqué. « La Diagonale des Fous » n’est pas un nom habituel et j’avais en tête une sorte de légende autour d’elle, une vision presque mystique du parcours et des paysages. Je suis ensuite tombé sur un documentaire à la télévision française : François D’Haene gagnait main dans la main avec Benoît Girondel en 2018. À ce moment-là, je ne travaillais pas encore avec Guillaume et Distance, donc je n’aurais jamais imaginé documenter cette course sur place avec l’un de ces deux athlètes !
Nous savions que nous voulions faire un deuxième livre sur le trail, dans un endroit « exotique ». Le débat a été long au sein de l’équipe. D’abord, nous avons pensé au Mont-Blanc pour l’UTMB, mais l’île de La Réunion semblait plus singulière. Après avoir débattu, j’ai proposé d’intituler le livre « FOU » : le titre était si percutant que tout le monde a été d’accord ! Tu n’avais jamais vraiment aimé la course ou le trail quand on a commencé à parler de FOU. C’est génial que tu t’y sois mise pour te conditionner pour le livre. Je me souviens t’avoir dit de te préparer, mais je ne pensais pas que tu allais vraiment le faire !
WH — Je me suis inscrite à ma salle de sport locale dès le lendemain de ta première mention de La Réunion ! Au départ, je voulais m’entraîner pour développer force et endurance afin de pouvoir suivre physiquement la course. C’était assez difficile au début, surtout de courir en extérieur, mais j’ai fini par aimer ça : j’ai fait ma première course de 5 km et je me suis inscrite au semi-marathon de Hackney (désormais reporté). Ce qui m’a vraiment portée, c’était de m’entraîner pour un objectif précis et de mieux comprendre les athlètes que j’allais suivre et photographier. Évidemment, je ne me compare pas à eux, mais cela m’a donné une image plus claire de leur état d’esprit : consacrer du temps et des efforts à l’entraînement pour relever un défi, atteindre un objectif et/ou un temps. Et puis, le Grand Raid n’est pas une course « typique » : c’est un ultra-trail de 166 km avec 9 600 m de dénivelé positif. Ces athlètes sont « fous » (on les appelle d’ailleurs les « Fous ») et s’entraînent des années pour participer à cette course, ou même simplement la terminer ! As-tu trouvé que courir était plus facile quand nous sommes rentrés, après avoir vu ce qu’ils avaient vécu ?
YW — J’ai la chance de voyager souvent pour nos pop-up stores et pour ce projet. À chaque retour, j’ai l’impression que courir sera plus facile et que je deviendrai un meilleur coureur… même si je n’en vois pas encore les résultats ! Pendant le voyage, nous nous sommes répété toute la semaine qu’il fallait se reposer le soir pour être prêts au départ de la course. Mais à quel moment as-tu réalisé que ce serait un tournage difficile ? Tu te souviens d’un instant précis ?
WH — Tôt le matin, à Cilaos, quand les premiers athlètes approchaient déjà des 65 km. C’était la première nuit que nous avons passée dans la voiture : je me suis réveillée avec les lentilles de contact sèches, il faisait glacé. À La Réunion, il y a une grande variété de microclimats : on passe du sec à l’humide, du chaud au froid. C’était le début de la course et je me sentais déjà très fatiguée — sans commune mesure avec ce que vivaient les athlètes. Mais le paysage était magnifique : ce grand soleil orange sur la montagne était sans doute l’un des plus beaux levers de soleil que j’aie vus. Guillaume et toi conduisiez sur l’île : c’était une sacrée expérience… Tu te souviens de la route de la veille ?
YW — Oui : c’est à ce moment-là qu’on a vu Benoît abandonner, et ça a été difficile à plusieurs niveaux. Nous avions rencontré Benoît et son équipe dès notre arrivée, l’avions suivi à la conférence de presse et pendant la préparation — tout notre programme reposait sur lui, on se sentait presque membres de l’équipe. Conduire de Saint-Pierre jusqu’aux 25 premiers kilomètres, talkies-walkies entre notre voiture et son assistance, c’était une mission, l’adrénaline montait. L’abandon a été très dur pour lui émotionnellement et nous a placés, nous, face à un dilemme documentaire : fallait-il capter ce moment vrai du sport, ou laisser Benoît et son équipe tranquilles ? Il était 1 h du matin quand nous sommes retournés à la voiture, en nous demandant quoi faire ensuite. Comme Benoît avait planifié des temps de passage, on a décidé de rester sur la course et de suivre les trois premiers. Radio allumée dans la voiture, tout le monde se demandait ce qui lui était arrivé ; nous avons roulé environ deux heures et demie jusqu’à Cilaos par la célèbre route des « 400 virages ». Il y en a réellement des centaines, sans éclairage : conduire à 3 h du matin, c’est épuisant. Mais j’ai aimé : c’est exactement le genre d’expérience pour lequel on était venus ! Quel a été ton moment d’adrénaline préféré pendant la course ?
WH — Le départ, sans hésiter. Le Grand Raid est sans doute l’une des courses d’ultra-trail les plus intenses au monde, et on sent combien La Réunion est fière de l’accueillir. Des milliers de supporters, familles et locaux se rassemblent ; les rues sont pleines de musiciens, de danseurs, et chaque coin sent la viande grillée sur les barbecues. La course part de nuit, à 22 h, mais l’île n’a jamais été aussi éveillée. Quand le compte à rebours a commencé, mon cœur battait à tout rompre, comme si j’étais sur la ligne de départ : anxieuse, excitée, stressée, un peu effrayée. T’imagines ce que ressentent les athlètes à cet instant ?
YW — Qu’as-tu trouvé intéressant et fort en photographiant une compétition pareille ? Tu photographies plutôt la vie urbaine et/ou la mode. C’est un tout autre travail : comment l’as-tu vécu ?
WH — C’était une expérience unique, et probablement l’un des projets les plus difficiles sur lesquels j’aie travaillé. Un ultra-trail n’est pas un marathon : les athlètes ne courent pas en continu, beaucoup marchent ; c’est plus lent — c’est ce que j’ai trouvé difficile. Il faut sans cesse s’assurer d’être au bon endroit au bon moment pour capter un coureur en particulier, car les écarts de temps peuvent être énormes. Le vrai défi de cette course, c’est de la terminer, plus que de battre un record. Et c’est un effort collectif : les athlètes prennent le temps de vous remercier quand vous les encouragez ; certains franchissent la ligne d’arrivée main dans la main. Le Grand Raid a vraiment changé ma vision du sport. J’ai aussi été marquée par les parcours des coureurs : la plupart ne sont pas professionnels, ils ont chacun une « vie normale » (le champion 2019, Grégoire Curmer, est chef dans un restaurant à Chamonix), mais pendant quelques jours, ce sont les rois et reines de l’île.
YW — Un mot sur Jessica Pichet, qui a travaillé sur la conception graphique de ce volume : comment vous êtes-vous rencontrées et en quoi a-t-elle été essentielle dans le processus ?
WH — Nous nous sommes rencontrées à Londres il y a deux ans, via un groupe Facebook : elle cherchait une chambre et moi un·e colocataire. Nous n’avons finalement pas habité ensemble, mais nous sommes devenues de très grandes amies. Je lui ai d’abord montré les photos pour avoir son avis, et elle a fini par concevoir le livre — j’en suis tellement reconnaissante. Elle a un vrai sens du récit par l’image et m’a aidée à « raconter » le livre, même sans avoir voyagé avec nous. Je retouchais les images en fonction de la maquette, avec beaucoup d’allers-retours : une première pour moi, qui a rendu l’édition plus organique et m’a aidée à mieux comprendre le contexte et la place de chaque photo dans l’ensemble.
Merci encore de m’avoir impliquée dans le projet — hâte du prochain !